Les véritables héritiers sont ceux qui trahissent leur père, de même que les véritables disciples sont ceux qui trahissent leur maître. Les autres, bons fils et bons élèves, recopiant docilement l’apparence des leçons qu’ils n’ont pas apprises, semblent toujours occupés, non pas à poursuivre l’œuvre du précédent en inventant une œuvre nouvelle, mais à en capter l’héritage. C’est pourquoi je pense que le cinéma des Straub a trouvé un successeur dans celui d’Alain Guiraudie. Un successeur inattendu, certes. Notons que les deux cinéastes ont la même productrice, Sylvie Pialat. Ce n’est certes pas une preuve, mais peut-être un symptôme.
Armand Lacourtade, le « roi de l’évasion », est le héros du dernier film d’Alain Guiraudie, sorti en juillet dernier. C’est un marchand de tracteur homosexuel vivant à Albi qui traverse une crise de la quarantaine. Il est lassé de l’incontinence de sa vie de célibataire, dont l’horizon sexuel et sentimental consiste en drague sur des parkings le jour, drague sur les quais d’Albi la nuit, à la recherche d’hommes murs. Lassitude à l’égard d’une vie gay, vie de plaisirs, libre des règles qui encadrent habituellement l’accouplement. Une aspiration banale à nouer une relation qui mêle le désir sexuel et l’affection sentimentale, et qui assume l’engagement et ses contraintes.
Le cinéaste aurait pu se contenter de faire discuter son personnage et son ami Jean-Jacques. Ce dernier est le contre modèle du personnage d’Armand. Il ne ressent aucune frustration à vivre cette vie typiquement homosexuelle. Il la défend comme une culture quand le parking est fermé par les autorités publiques pour empêcher les hommes de s’y rencontrer. Le film eut été une réflexion sur les destinées de l’homosexualité masculine. Mais il lui est venue l’idée de jeter dans les pattes d’Armand une adolescente, Curly, fille du chef d’entreprise concurrent, incarnation du petit patron et équivalent contemporain du petit seigneur de campagne défié par un chevalier solitaire. Armand, quand il rencontre Curly, devient un chevalier involontaire, un justicier lâche et peureux, qui va défier l’ordre hétéro patriarcal en lui enlevant son trophée, et devra s’enfuir, pourchassé par la police et le père armé d’un fusil de chasse, dans une battue épique.
Guiraudie rencontre ici Straub par son goût de la fable et des sous-bois, ce qui ne constitue finalement que des ressemblances extérieures. Il le rencontre surtout par l’ampleur de sa vision politique. Quand Armand exprime sa lassitude à son ami Jean-Jacques, il invoque le mode de vie hétérosexuel comme la possibilité d’un autre choix de vie. En sauvant Curly d’une tentative de viol collectif puis en l’arrachant des mains de son père, il défie les lois de ce milieu qu’il croyait désirer. Dans l’aventure individuelle d’Armand se joue ainsi, en même temps, la tragédie et la farce. Il y a quelque chose de marxiste dans cette façon d’embrasser d’un geste l’histoire humaine.
Il y a enfin quelque chose d’hégélien – et donc de forcément straubien – dans le mouvement d’ensemble du film. Peu après son ouverture, Armand rencontre Jean-Jacques qui lui raconte avoir baisé la veille avec le « vieux queutard », incarnation de l’objet du désir d’Armand. C’est alors que ce dernier évoque son désir de rompre avec la vie qui devrait le conduire à chercher à rencontrer cet homme. Cela ne l’empêche pas de se retrouver le soir même dans les rues d’Albi suivant un homme qui se dirige vers le quai. Mais il croise Curly assaillie par quelques adolescents malveillants et vient à son secours. Ainsi commence son aventure hétérosexuelle dopée à la « dourougne », un GHB des campagnes qui fait courir tous les mâles du pays et vient efficacement suppléer le manque de désir d’Armand pour la jeune fille. Au delà de la forêt, après avoir échappé aux balles des chasseurs, les deux amoureux se réfugient dans une maison abandonnée. Quelques jours de comédie du couple suffisent à Armand pour comprendre que cette aventure n’était pour lui qu’une fuite. Il reprend à nouveau ses jambes à son cou et s’évade, abandonnant la jeune fille ligotée au bord de la route, livrée à celui qui s’en estime propriétaire légitime. Il retourne auprès de la cabane au fond des bois, là où les hommes se retrouvent pour baiser sous « dourougne », là où l’attend le « vieux queutard ». Le film, en décrivant une boucle, nous apprend ainsi que cette évasion était un long détour nécessaire à Armand pour accéder à son désir, celui refusé initialement : baiser avec des hommes âgés. Ce long détour qui réconcilie Armand avec lui-même aura été l’occasion de faire l’expérience de la société hétéro patriarcale, de sa loi, de son ordre, de sa morale. Affirmant à plusieurs sa lâcheté, son respect des femmes, son amour de la vie, Armand apparaît finalement comme un véritable héros homosexuel, le contre modèle de l’ordre dominant. Le cinéma apparaît, quant à lui, comme un instrument de combat politique.