Une version abrégée de ce texte est parue dans le magazine Nuke hors-série n°3 Last Night in Sodom, à l’occasion de l’exposition éponyme de Tony Regazzoni à galerie Nuke, du 25 avril au 9 mai 2009.
Voir un clip de The Communards, le second groupe de Jimmy Sommerville, à la télévision, alors que j’étais gamin – âgé d’environ neuf ans dans ma campagne française – , fut une expérience du même type que le fait d’acheter mon premier 45 tours de Madonna, Dress You Up, en 1984. Concernant Madonna, je n’écoutais pas encore sa musique et la chanson ne me plut pas. Mais je voulais un disque d’elle. Quand je voyais Jimmy et son pote, la houpette de Jimmy, leur dégaine de jeunes pédales, leur façon de danser, et quand j’entendais leur musique qui me rappelait sans doute les vieilles compils disco de mes parents – que j’adorais –, je sentais que quelque chose de différent était possible. Sans pouvoir la nommer, cette autre chose m’attirait. Je me suis dit par la suite que les homosexuels de ma génération – du moins ceux grandis en Occident -, ont eu une chance incroyable. Des gens comme Jimmy Sommerville ou Boy George ou Frankie Goes To Hollywood, en atteignant les sommets des charts avec cette musique tellement gay et en affichant autant de gayness sur les plateaux de télévision, nous ont envoyé des messages subliminaux. Avant même que nous puissions en avoir conscience, ils nous avaient offert des objets culturels différents des produits majoritaires. Tout petits déjà, grâce à eux, nous commençions à apprendre à être homosexuels.
Quatre formations musicales ont été déterminantes pour moi dans l’élaboration de cette scène musicale gay : Soft Cell, Bronski Beat, Dead or Alive et les Pet Shop Boys. Les évoquer c’est, à la fois, leur rendre hommage et affirmer des regroupements qui n’obéissent qu’à une logique identitaire homosexuelle, autrement dit une logique culturelle non-straight. Si tous ont atteint au moins une fois les sommets des charts, leur musique va de l’électro-rock à la high-NRG la plus commerciale, leurs productions iconographiques vont de l’ambiguïté sexuelle à l’affirmation politique gay. Ils ont tous collaboré les uns avec les autres : Marc Almond de Soft Cell avec Bronski Beat, les Pet Shop Boys avec Pete Burns de Dead or Alive.
Ils forment une sorte de perfect night-club, une bande de folles musiciennes jouant chacune son personnage : la néo-décadente continentale, la militante, la freak liftée, les intellos arty bizarres.
Soft Cell
Marc Almond n’est pas seulement le fils d’un lieutenant britannique alcoolique. Il est aussi, comme Morrissey, un enfant de T-Rex et de David Bowie, scotché gamin par le glam rock, rock post-hippie joué par des moitié travelos, portant des costumes lamés et des tonnes de make-up. Il étudie la performance à Leeds où il rencontre David Ball, avec qui il monte des shows de cabaret et forme le duo synth-pop Soft Cell en 1979. En 1981, ils publient leur premier album Non-Stop Erotic Cabaret et leur premier tube Tainted Love. Ce dernier est une reprise d’un titre de Gloria Jones sorti en 1964 sur le label Motown.
Drama 1
Gloria Jones avait rencontré Marc Bolan de T-Rex alors qu’elle jouait dans la production californienne de Hair (premier album acheté par Marc Almond). Ainsi débuta leur histoire d’amour. Elle chanta pour T-Rex, Bolan composa quelques titres pour son album Vixen (1976). Gloria Jones était au volant lors de l’accident en Austin mini qui coûta la vie à Bolan en septembre 1977. Elle découvrit alors que les fans de Bolan avaient pillé leurs biens et que, n’étant pas mariée à Bolan, elle ne pouvait hériter de sa fortune, excepté 10.000 £ qui lui avaient été attribuées dans un testament rédigé en 1973.
Marc Almond enregistre en 1984 une reprise d’une autre diva, I Feel Love de Donna Summer (1977), en duo avec Jimmy Sommerville sur le premier album de Bronski Beat.
Cette même année est enregistré le dernier album de Soft Cell, This Last Night In Sodom, avant que Marc Almond ne poursuive sa carrière en solo, parfois avec des formations de circonstance. Eccléctique dans ses influences, – glam rock, electronica, disco, chanson française (il a enregistré des reprises de Barbara, Brel, Greco et Piaf) –, il est une folle continentale, sombre et rêveuse, cherchant à retrouver la délicieuse décadence du cabaret berlinois imaginé par Bob Fosse pour le film Cabaret (1972). Ses collaborations sont éloquentes : il a enregistré notamment avec Nico, Siouxsie Soux, ainsi que de nombreux artistes russes sur l’admirable album Heart on Snow (2003).
Bronski Beat
En 1984 sort le premier album de Bronski Beat, The Age of Conscent. La pochette du disque, noire, porte une illustration géométrique formée d’un carré jaune, d’un triangle rose et d’un disque bleu. Le triangle rose, la pointe dirigée vers le bas, se retrouve au dos de la pochette et à l’intérieur. Il évoque bien entendu le triangle rose porté par les déportés homosexuels du troisième Reich, objet d’une réappropriation stratégique par certains militants gays dès les années soixante-dix. La pochette intérieure, sur laquelle sont reproduits les textes des chansons, donne l’état des législations européennes concernant les relations sexuelles entre hommes. Alors, en Grande-Bretagne, les relations entre hommes et femmes sont autorisées à partir de 17 ans, et seulement à partir de 21 entre hommes. La jonction opérée par Bronski Beat entre ces inégalités inscrites dans la loi et la persécution des homosexuels masculins par les nazis confère à cet album un radicalisme politique rare dans l’histoire de la pop.
Rosa Winckel (Drama 2)
C’est le nom allemand du triangle rose. L’État nazi avait élaboré un code visuel, fait de triangles de différentes couleurs, pour marquer les prisonniers dans les camps de concentration. Le rose avait été attribué aux homosexuels mâles, pour signifier qu’ils étaient attirés par d’autres hommes. Les persécutions nazies s’inscrivaient dans la suite de celles établies par le paragraphe 175, adopté sous Bismarck en 1871, qui punissait de prison « la fornication contre-nature, pratiquée entre personnes de sexe masculin ou entre gens et animaux ». Cette législation n’avait pas été appliquée sous le régime de Weimar, période durant laquelle Berlin était un haut lieu de vie homosexuelle, accueillant l’institut de Magnus Hirschfled luttant pour la reconnaissance de l’homosexualité comme une tendance naturelle et non imputable aux individus. En 1935, le régime nazi élargit le champ d’application de la loi, la mit effectivement en pratique et augmenta les peines. Entre 5000 et 15.000 hommes furent déportés sur ce motif. Après la chute du régime nazi, RFA et RDA ont maintenu le paragraphe 175. À la libération des camps, de nombreux prisonniers furent transférés en prison. La législation ne fut assouplie en RFA qu’en 1969 pour faire subsister une inégalité dans l’âge de consentement au rapport sexuel. Il fallut attendre 1994 pour que le paragraphe 175 soit enfin abrogé.
Le visuel de l’album, d’esprit néo-géo, renvoie la législation britannique à sa généalogie, celle des hygiénistes du XIXe siècle et de leurs descendants eugénistes. En même temps, il effectue une réappropriation stratégique du stigmate, comme le fera quelques années plus tard Act-Up (1987 : création d’Act-Up NY ; 1989 : création d’Act-Up Paris), qui inverse l’orientation du triangle rose pour en faire son signe distinctif. Le groupe place par ailleurs en tête des ventes, en 1984 et 1985, deux titres évoquant des violences à l’égard des gays, Why ? et Smalltown Boy.
Quand Marc Almond porte ses regards vers le continent européen, les yeux et les oreilles de Jimmy Sommerville traversent l’Atlantique, sa musique s’inspire de la disco américaine. Il reprend You Make Me Feel, titre early disco de Sylvester (1970), travesti africain-américain issu de la troupe de théâtre The Cockettes. En 1989, Bronski Beat se reforme pour enregistrer un titre high-NRG, Cha Cha Heels, avec la diva américaine Eartha Kitt, titre inspiré d’une réplique de Divine dans Female Trouble de John Waters (1974).
Dead or Alive
Le premier Dead or Alive jouait un rock synthétique inspiré du glam rock. Mais c’est avec un son high-NRG que le groupe trouve sa voie et s’impose. La high-NRG naît au début des années quatre-vingt dans les clubs gays américains. Elle supplante le disco en accélérant son tempo. Après Sophisticated Boom Boom en 1984, le groupe enregistre un second album en 1985, Youthquake, produit par le trio Stock-Aitken-Waterman. SAW est une usine à tubes produisant une high-NRG calibrée au format radio. On leur doit entre autres la première Kylie, Jason Donovan, Mel & Kim, Rick Astley, certains titres de Divine et le Venus des Bananarama. You Spin Me Round, extrait du second album de DOA, reste le plus grand succès du groupe. Après quelques albums, le groupe quitte l’écurie SAW en 1988, puis est lui-même quitté par deux de ses membres. De toute façon, Pete Burns, chanteur et compositeur, est DOA. Il poursuit sa carrière sous ce nom, produisant une des musiques les plus vulgaires du monde – comme Divine prétendait au titre de « femme la plus vulgaire du monde ». En 1994 sort l’album Nukleopatra, au son hardcore high-NRG. Sur la jaquette d’une des éditions, Pete Burns ressemble exactement à Isabelle Adjani. La chanson titre dit : « I was a brand new gender, / Not a man, woman, boy or a girl, / I was a brand new species, / In a mixed up, muddled up, shook up world, / I look good in make-up, what's the matter / with cheating, / The other queens all called an emergency meeting, / Had the king of Japan sending me telegrams saying, / You look like a woman but you're obviously a man. / I was! … / N.U.K.L.E.O.P.A.T.R.A ». Pete Burns se distingue non seulement pas sa voix caverneuse, souvenir persistant de son passé « batcave », ses inoubliables shows en playback, ses chorégraphies réduites à quelques moulinés des bras, mais aussi par son goût prononcé pour le make-up et la transformation progressive et fascinante de son visage suite à de multiples opérations de chirurgie plastique. Il est parvenu au fil des années à créer un personnage singulier, à visage féminin sur corps masculin, tout à fait dans la tradition ancienne, et quelque peu disparue, de la folle travestie.
Pet Shop Boys
Autant DOA est d’une vulgarité exemplaire, autant les Pet Shop Boys font figure d’intellectuels raffinés dans l’univers de la musique commerciale. Le duo se forme à Londres en 1981, d’abord sous le nom de West End, puis sous celui de Pet Shop Boys. Au cours de leurs deux premières années, avant d’enregistrer leur premier single, ils composent It’s a sin, West End girls, Rent, Jealousy, qui seront autant de tubes par la suite. À la différence d’autres groupes au succès fulgurant – Soft Cell ou Bronski beat –, les Pet Shop Boys mettent longtemps à s’imposer. Neil Tennant rencontre Bobby Orlando, producteur de high-NRG, alors qu’il séjourne à New-York pour un magazine musical. Convaincu par les démos du duo, Orlando produit un premier single en 1984, West End Girl. Il faut une seconde version du même titre, mise sur le marché en octobre 1985, pour que le titre se classe n°1 dans dix pays. L’année suivante sort enfin le premier album, Please. Les Pet Shop Boys se lancent rapidement dans des collaborations singulières ou prestigieuses. En 1987, le cinéaste Derek Jarman réalise le clip de It’s a Sin. Il sera ultérieurment scénographe de la premier tournée mondiale du groupe. La même année, What have I Done to Deserve This ? est enregistré en duo avec Dusty Springfield, ancienne star Motown. En 1989, ils réalisent l’album Results pour Liza Minnelli.
Au fil des collaborations, des textes, des vidéos, les Pet Shop Boys écrivent un sous-texte homosexuel ésotérique, que l’on peut qualifier de camp, voire de high-camp.
En 1988, le clip de Heart, – chanson dont Tennant dira plus tard qu’ils l’avaient écrite pour Madonna sans jamais oser lui proposer –, est une variation sur le thème de Dracula. Ian Mc Kellen, acteur britannique ouvertement gay, y joue le rôle du vampire qui s’empare de l’épouse de Tennant.
En 1990 la réalisation du clip de Being Boring est confiée à Bruce Weber, photographe des campagnes pour les sous-vêtements Calvin Klein et pour Gianni Versace.
Au sujet de cette chanson…
Drama 3
Le titre est issu d’une citation de Zelda Fitzgerald : « She refused to be bored chiefly because she wasn’t boring. »
Zelda était l’épouse de F. Scott Fitzgerald, elle-même écrivaine et ayant désiré être ballerine à un moment de sa vie. Souffrant de schizophrénie, elle fut internée à l’âge de 30 ans en hôpital psychiatrique et mourut, dix-huit ans plus tard, dans un autre hôpital où elle était internée.
Le texte de la chanson remonte le temps, depuis les années 30, évoquant les fêtes d’hier et le temps passé à se trouver soi-même, jusqu’aux amis disparus dans les années 90, victimes du sida.
High camp enfin ce passage de Dj Culture (1991) : « Decide it’s time to reinvent yourself / Like Liz before Betty / She after Sean / Suddenly you’re missing / Then you’re reborn ».
Plus qu’aucun autre groupe ayant émergé dans les années quatre-vingt, les Pet Shop Boys proposent une appréhension culturelle de l’homosexualité.
Apparu en pleine vague new wave, le duo n’a jamais joué qu’une musique purement électronique ancrée dans le son high-NRG. Des titres comme Paninaro (1986) ou leur reprise de Go West (1993) sont de véritables hymnes au clubbing. Cette reprise a d’ailleurs été créée lors d’un concert à l’Hacienda, club mythique de Manchester. À son sujet Chris Lowe déclarait : « J’étais à la maison et j’écoutais le best of des Village People comme je le fais souvent. J’ai alors pensé que Go West serait une chanson parfaite pour un événement concernant Derek Jarman, une chanson à propos d’une utopie idéaliste et gay. Et je savais que de la façon dont Neal la chanterait, elle sonnerait désespérée. Il y a ce texte si inspirant, et c’est comme s’il n’allait jamais s’achever ». Leurs choix sont une forme de statement pour une approche artificielle et camp de la musique, que l’on retrouve dans des positions anti-rock, comme dans le titre How I Learned to Hate Rock’n’Roll (1995).
Leur numéro de duettiste, Tennant intellectuel et volubile, Lowe en retrait et intervenant par des pointes d’humour incisives, n’est pas sans rappeler celui des duos d’artistes gays Gilbert & George et Mc Dermott & Mc Cough, qui constituent leur vie comme œuvre d’art, toujours à la lisière du réel et du virtuel.
Ils développent enfin une approche citationnelle qui balaie un large spectre gay. On compte parmi les nombreuses reprises, remix, collaborations : Absolutely Fabulous, David Bowie, Pete Burns, Boy George, Elton John, Nick Kamen, Madonna, Liza Minnelli, Kylie Minogue, Village People, Dusty Springfield, Village People, Robbie Williams…
Les Pet Shop Boys n’affirment pas tant des choix d’objets sexuels déviants que de choix d’objets culturels camp : une certaine forme d’artificialisme, qui réside dans une façon de se tenir distant et de déjouer ainsi la notion d’authenticité ; la construction d’interminables échaffaudages de références ésotériques ; le caractère efféminé résultant de ces stratégies de distanciation.
1984
Bronski Beat, The Age of Conscent (1er album), Smalltown Boy et Why (singles)
Dead or Alive, Sophisticated Boom Boom (1er album), You Spin me Round (single)
Frankie Goes To Hollywood, Relax (1er single) et Welcome to the Pleasure Dome (1er album)
Pet Shop Boys, West End Girl (1er single)
Soft Cell, This Last Night in Sodom (dernier album)
1984
C’est aussi l’année au cours de laquelle des équipes médicales mettent en évidence le lien de causalité entre le rétrovirus VIH (encore appelé LAV) et le Syndrome d’Immuno-Déficience Acquise.
En dépit de l’épidémie, des nombreux morts, de l’absence de soins, de la peur et de la défiance qui entourent les gays, la musique diffusée des clubs gays aux chaînes de télévision et de radio mainstream est terriblement optimiste et joyeuse.
Paris, 21 février 2009